Le spectacle

« Nous sommes une espèce qui préfère évoquer l’innocence de l’enfance plutôt que se souvenir de sa cruauté potentielle. L’égoïsme et la violence de cette période considérée comme enfantine? Des défauts à reléguer au passé une fois que la “civilisation” que nous offre la maturité est atteinte. Certains théoriciens ont même attribué l’absence de souvenir d’enfance à un désir de protection contre des sentiments boulversants, tellement négatifs que nous avons honte de les avoir en nous. »

 

Declan Donnellan

 

La relation d’Edgar et Edmond dans Le Roi Lear est l’axe central du projet autour duquel tous les autres personnages et évènements gravitent. Considérée habituellement comme l’histoire parallèle à celle du roi Lear et de ses trois filles, je fais du duo fraternel Edmond/Edgar l’histoire principale de laquelle peuvent naître toutes les situations imaginées par Shakespeare il y a quatre siècles. Ma mise en scène se construit à partir de cet élément central et intangible duquel découle tous les choix dramaturgiques, scénographiques etc. Il ne s’agit pas de monter l’intégralité, de dire tous les mots de Shakespeare mais d’en extraire le geste, l’intention première.

 

Le geste de Shakespeare réside dans sa description sensible de la lutte entre les générations : celle qui se bat pour exister, celle qui se bat contre l’oubli. Edgar et Edmond en sont l’incarnation pure. L’héritier Edgar représentant l’ordre idéologique établi, le bâtard Edmond représentant le potentiel révolutionnaire, intrinsèque à toute situation de domination. La relation entre Lear et ses filles est à mettre sur le même plan. Choisir Le Roi Lear et considérer cette matière théâtrale comme base à notre processus de création nous plonge dans sa puissance psychanalytique et narrative.

 

Cette matière est la base de notre travail en répétition mais doit se faire oublier sous les yeux des spectateurs au profit d’une mise en jeu instinctive des deux frères (comme s’ils inventaient la pièce en direct). Parfois de longues scènes sans coupes. Parfois une phrase, un mot font office de situation toute entière. Parfois même, l’irruption d’un nouveau personnage suffit à changer le cours d’une scène. C’est le travail que nous faisons sur les centres moteurs (Michael Chekov) qui permet aux comédiens de faire exister différents personnages simultanément. Les mots sont ceux de Shakespeare mais sont aussi l’extension naturelle des corps d’Edgar et Edmond, trop impuissants pour communiquer.

 

Souvent les adolescents se sentent incompris et ont du mal à communiquer leurs émotions avec le monde. Leur naïveté apparente rend d’autant plus féroce la violence dont ils trouvent l’inspiration dans la société. Les rires cotoient les insultes, le sang, les larmes, la créativité, la destruction, l’immondisme, le poétique et le sublime. Ils ne sont qu’imitation de ce qu’ils voient. La naïveté d’Edgar et Edmond est aussi celle des deux comédiens sur le plateau. Sentir chaque soir que personne ne peut savoir jusqu’où ira ce jeu fraternel et fratricide. C’est un endroit d’acteur nourri par un travail invisible qui fait de l’attention portée à son partenaire et à l’espace le seul point d’appui sur lequel la créativité peut s’exprimer à un instant t.

 

“Pourquoi bâtard? Pourquoi vil?” résonnent comme une prise de conscience dans la tête d’Edmond. Cette question lancinante et obsessionnelle le met face à sa condition. C’est une révolution. Une lutte pour l’égalité. Cette question marque le pivot à partir duquel sa vengeance sur la société peut advenir. Que se passe-t-il quand la loi et l’ordre ne sont plus assurés par une autorité incontestée mais par les enfants, dont les envies et espoirs ne se limitent plus au possible? La morale n’existe plus et les repères tombent un à un.

 

L’espace représente l’ordre ancien qu’Edmond veut renverser. Le Roi Lear débute sur une fin de règne. Nous nous attachons à tracer le lien sensible entre la fin d’un monde décrit par Shakespeare et sa projection adolescente. Le passé doit être présent sur le plateau. De vieux fers à repasser, un poêle à charbon, une pendule comtoise ou la pipe du grand-père sont autant d’images d’une filiation qu’Edmond désire détruire. Nous pouvons comparer l’état du royaume de Lear avec le monde dans lequel nous vivons, il semble que nous soyons à la fin d’un cycle qui appelle toutes sortes de révolutions. Sur ces ruines, les imaginations d’Edgar le légitime et Edmond le bâtard prennent vie.

 

Sylvain Levitte